« Entre les humains et les helminthes il y a une vraie course aux armements, qui souvent conduit à un compromis, puis à une trêve, avant la signature d’un pacte de non-agression où chacun finalement peut trouver son compte. » Pour être franche, je n’aurais jamais imaginé qu’un parasitologue et immunologue réputé, comme le Britannique Rick Maizels, puisse me parler en ces termes des vers intestinaux! C’est pourtant bien ce qu’il m’a dit, ce 25 juin 2020, mais c’est aussi ce qu’il a écrit dans la très sérieuse revue European Journal of Allergy and Clinical Immunology. En fait, ses propos concernaient précisément les « géohelminthes », qui, comme leur nom l’indique, sont une catégorie de nématodes vivant dans les sols et qui, à la différence des schistosomes provoquant la bilharziose, n’ont pas besoin d’un vecteur pour assurer leur transmission. Appartenant à quatre grandes familles — Ascaris lumbricoides, Trichuris trichiura, Necator americanus et Ancylostoma duode male —, ils contaminent les humains qui marchent pieds nus sur un sol infesté ou qui consomment de l’eau et des aliments souillés. Une fois installés dans les intestins de leurs hôtes, ils pondent des milliers d’œufs chaque jour, dont une partie est excrétée dans les excréments et le cycle reprend. Les géohelminthiases ont pratiquement disparu des pays industrialisés à la suite de campagnes de déparasitage systématique, mais aussi de mesures d’hygiène, comme la création de systèmes d’assainissement des eaux usées. Elles sont aujourd’hui considérées par l’OMS comme des « maladies tropicales négligées », qui affectent 1,5 milliard de personnes (presque) exclusivement dans les pays du
Sud. Les populations les plus à risque sont les femmes enceintes et les enfants, qui lors d’infections chroniques peuvent développer une anémie et des troubles du développement cognitif. En lisant ces lignes, le lecteur se dit surement qu’il faut en finir une fois pour toutes avec les vers intestinaux, mais ce n’est pas si simple, ainsi que le prouvent les travaux du professeur Maizels.
Après avoir dirigé la chaire de zoologie de l’université d’Édimbourg de 1995 à 2015, le chercheur a pris la tête d’un laboratoire à l’Institut de l’infection, l’immunité et de l’inflammation de l’université de Glasgow. Son site Web précise que son équipe Pluridisciplinaire «essaie de comprendre le fondement moléculaire qui permet aux parasites d’échapper au système immunitaire sophistiqué des mammifères, afin d’identifier de nouveaux modulateurs qui atténuent les maladies inflammatoires, telles que les allergies ou les colites, et de développer des
stratégies effectives pour stimuler l’immunité des hôtes contre les infections ». « Mon intérêt pour les helminthes est né d’un constat : les populations des pays tropicaux, qui sont souvent infectées,ne souffrent pas d’allergie, m’a-t-il expliqué. En effet, les vers, comme tous les parasites intestinaux, ont développé au cours de leur coévolution avec les humains des mécanismes qui leur permettent de manipuler le système immunitaire de leur hôte afin d’assurer leur survie. Pour faire simple : dès qu’ils pénètrent dans l’intestin, les helminthes déclenchent une réponse immunitaire de l’organisme, qui active les lymphocytes Th2, chargés précisément d’exterminer les parasites. Pour pouvoir survivre, les helminthes sécrètent des protéines qui bloquent l’action des Th2. Or les Th2 sont aussi associés au processus inflammatoire de l’asthme et des allergies. Donc, par leur présence, les nématodes évitent à l’organisme de se mobiliser contre des allergènes — comme le pollen ou certaines protéines, telles que le gluten -, qui du coup ne sont pas considérés comme des agents infectieux ou du « non-soi ». En d’autres termes : ils modulent le système immunitaire pour éviter d’être expulsés et, ce faisant, ils protègent l’organisme des désordres inflammatoires, ainsi que mon laboratoire l’a montré. Bien évidemment, quand la charge parasitaire est trop élevée, les vers peuvent rendre leur hôte malade. Mais il existe aussi de nombreux cas d’Africains, par exemple, qui sont infectés à faible bruit pendant dix ou vingt ans, sans souffrir d’aucun symptôme. C’est une sorte d’homéo-stasieaque, nous appelons la « tolérance », qui permet une coexistence pacifique et finalement bénéfique pour l’hôte et le parasite. Les chercheurs comme Rick Maizels soulignent que « le déclin des helminthiases dans les pays industrialisés est parallèle à l’augmentation des incidences des maladies immunitaires et inflammatoires telles que les ulcères inflammatoires digestifs, la sclérose en plaques ou les allergies », ainsi que l’écrivent Serge Morand et la juriste Claire Lajaunie dans un ouvrage scientifique intitulé Biodiversité et Santé ». Ce constat se fonde sur une relation statistique qui a été établie par exemple pour la sclérose en plaques, dont l’augmentation de la prévalence serait corrélée à une réduction de l’infection par le nématode Trichuris trichure. Il s’appuie aussi sur les études qui montrent qu’une exposition précoce aux vers intestinaux permet de diversifier la
composition du microbiote et donc de renforcer le système immunitaire. « Au final, qu’est-ce qui protège le mieux des maladies inflammatoires : la verdure, les vaches ou les helminthes . », ai je demandé, un peu perturbée par la multiplicité des arguments qui semblaient tous très convaincants. La question a fait sourire Maria Yazdanbakhsh, qui dirige le département de parasitologie à l’université de Leiden (Pays- Bas)
« Tout ce que vous venez d’énumérer protège a répondu la scientifique lors de notre entretien le 15 juin 2020. Le principe est simple pour se construire, le système immunitaire a besoin d’être mis à l’épreuve par les « vieux amis » de l’homme que sont les bactéries, les virus ou les parasites, qui peuvent provenir de sources diverses et complémentaires. Et tout passe par le microbiome, ainsi que l’a montré l’étude que mon laboratoire a réalisée en Indonésie.
— Comment avez-vous procédé ?
— Nous avons mené un essai en double aveugle pour mesurer l’impact d’une opération de déparasitage chez des populations rurales infectées par quatre nématodes, dont les ankylostomes.
Au préalable, nous avions examiné la composition des microbiotes d’Européens et constaté qu’ils étaient très similaires à ceux des habitants de Jakarta, la capitale de l’Indonésie.
Cela confirme que l’uniformisation des environnements urbains et des modes alimentaires, que l’on constate dans les grandes métropoles, conduit à une uniformisation des microbiomes et donc des pathologies. En revanche, les microbiotes des cent cinquante volontaires de Nangapanda, sur l’île de Flores, étaient très différents et beaucoup plus riches. Les participants du groupe expérimental ont été traités avec l’albendazole, un vermifuge, une fois par trimestre pendant deux ans, tandis que ceux du groupe contrôle recevaient un placebo. Nous avons constaté que le traitement n’avait pas modifié de manière significative la composition des microbiotes, ce qui ccefirine qu’une fois acquise lors de la petite enfance, celle-ci varie peu. En revanche, certaines parties du système immunitaire des personnes déparasitées étaient devenues similaire à celles des habitants de Jakarta. Par exemple, les marqueurs indiquaient une plus grande résistance à l’insuline, ce qui entrainait une tendance à la prise de poids. Les participants du groupe contrôle avaient un système immunitaire mieux régulé que ceux qui avaient reçu le vermifuge.
Ces résultats ont confirmé ceux d’une autre étude que nous avions publiée quatre ans plus tôt, à savoir que les opérations d’éradication massive des helminthes pourraient conduire à l’émergence de désordres métaboliques et inflammatoires dans des pays qui ne sont pas préparés à ce nouveau type d’épidémies, comme en Afrique.